• Le CHEVAL

    Le CHEVAL

    Victor Hugo (1802-1885)

    Les chansons des rues et des bois (1865).

    Merci, Gwladys, pour ton accueil.

    Je l'avais saisi par la bride ;
    Je tirais, les poings dans les nœuds,
    Ayant dans les sourcils la ride
    De cet effort vertigineux.

    Merci, Gwladys, pour ton accueil.


    C'était le grand cheval de gloire,
    Né de la mer comme Astarté,
    À qui l'aurore donne à boire
    Dans les urnes de la clarté ;

    J'ai passé un super moment à tes côtés


    L'alérion aux bonds sublimes,
    Qui se cabre, immense, indompté,
    Plein du hennissement des cimes,
    Dans la bleue immortalité.


    Tout génie, élevant sa coupe,
    Dressant sa torche, au fond des cieux,
    Superbe, a passé sur la croupe
    De ce monstre mystérieux.

    Les poètes et les prophètes,
    Ô terre, tu les reconnais
    Aux brûlures que leur ont faites
    Les étoiles de son harnais.

     

    Il souffle l'ode, l'épopée,
    Le drame, les puissants effrois,
    Hors des fourreaux les coups d'épée,
    Les forfaits hors du coeur des rois.

     

    Père de la source sereine,
    Il fait du rocher ténébreux
    Jaillir pour les Grecs Hippocrène
    Et Raphidim pour les Hébreux.

    Il traverse l'Apocalypse ;
    Pâle, il a la mort sur son dos.
    Sa grande aile brumeuse éclipse
    La lune devant Ténédos.

     

    Le cri d'Amos, l'humeur d'Achille
    Gonfle sa narine et lui sied ;
    La mesure du vers d'Eschyle,
    C'est le battement de son pied.

     

    Sur le fruit mort il penche l'arbre,
    Les mères sur l'enfant tombé ;
    Lugubre, il fait Rachel de marbre,
    Il fait de pierre Niobé.

    Quand il part, l'idée est sa cible ;
    Quand il se dresse, crins au vent,
    L'ouverture de l'impossible
    Luit sous ses deux pieds de devant.

     

    Il défie Éclair à la course ;
    Il a le Pinde, il aime Endor ;
    Fauve, il pourrait relayer l'Ourse
    Qui traîne le Chariot d'or.

     

    Il plonge au noir zénith ; il joue
    Avec tout ce qu'on peut oser ;
    Le zodiaque, énorme roue,
    A failli parfois l'écraser.

    Dieu fit le gouffre à son usage.
    Il lui faut les cieux non frayés,
    L'essor fou, l'ombre, et le passage
    Au-dessus des pics foudroyés.

     

    Dans les vastes brumes funèbres
    Il vole, il plane ; il a l'amour
    De se ruer dans les ténèbres
    Jusqu'à ce qu'il trouve le jour.

     

    Sa prunelle sauvage et forte
    Fixe sur l'homme, atome nu,
    L'effrayant regard qu'on rapporte
    De ces courses dans l'inconnu.

    Il n'est docile, il n'est propice
    Qu'à celui qui, la lyre en main,
    Le pousse dans le précipice,
    Au-delà de l'esprit humain.

     

    Son écurie, où vit la fée,
    Veut un divin palefrenier ;
    Le premier s'appelait Orphée ;
    Et le dernier, André Chénier.

     

    Il domine notre âme entière ;
    Ézéchiel sous le palmier
    L'attend, et c'est dans sa litière
    Que Job prend son tas de fumier.

    Malheur à celui qu'il étonne
    Ou qui veut jouer avec lui !
    Il ressemble au couchant d'automne
    Dans son inexorable ennui.

     

    Plus d'un sur son dos se déforme ;
    Il hait le joug et le collier ;
    Sa fonction est d'être énorme
    Sans s'occuper du cavalier.

     

    Sans patience et sans clémence,
    Il laisse, en son vol effréné,
    Derrière sa ruade immense
    Malebranche désarçonné.

    Son flanc ruisselant d'étincelles
    Porte le reste du lien
    Qu'ont tâché de lui mettre aux ailes
    Despréaux et Quintilien.

     

    Pensif, j'entraînais loin des crimes,
    Des dieux, des rois, de la douleur,
    Ce sombre cheval des abîmes
    Vers le pré de l'idylle en fleur.

     

    Je le tirais vers la prairie
    Où l'aube, qui vient s'y poser,
    Fait naître l'églogue attendrie
    Entre le rire et le baiser.

    C'est là que croît, dans la ravine
    Où fuit Plaute, où Racan se plaît,
    L'épigramme, cette aubépine,
    Et ce trèfle, le triolet.

     

    C'est là que l'abbé Chaulieu prêche,
    Et que verdit sous les buissons
    Toute cette herbe tendre et fraîche
    Où Segrais cueille ses chansons.

     

    Le cheval luttait ; ses prunelles,
    Comme le glaive et l'yatagan,
    Brillaient ; il secouait ses ailes
    Avec des souffles d'ouragan.

    Il voulait retourner au gouffre ;
    Il reculait, prodigieux,
    Ayant dans ses naseaux le soufre
    Et l'âme du monde en ses yeux.

     

    Il hennissait vers l'invisible ;
    Il appelait l'ombre au secours ;
    À ses appels le ciel terrible
    Remuait des tonnerres sourds.

     

    Les bacchantes heurtaient leurs cistres,
    Les sphinx ouvraient leurs yeux profonds ;
    On voyait, à leurs doigts sinistres,
    S'allonger l'ongle des griffons.

    Les constellations en flamme
    Frissonnaient à son cri vivant
    Comme dans la main d'une femme
    Une lampe se courbe au vent.

     

    Chaque fois que son aile sombre
    Battait le vaste azur terni,
    Tous les groupes d'astres de l'ombre
    S'effarouchaient dans l'infini.

     

    Moi, sans quitter la plate-longe,
    Sans le lâcher, je lui montrais
    Le pré charmant, couleur de songe,
    Où le vers rit sous l'antre frais.

     

    Je lui montrais le champ, l'ombrage,
    Les gazons par juin attiédis ;
    Je lui montrais le pâturage
    Que nous appelons paradis.

     

    — Que fais-tu là ? me dit Virgile.
    Et je répondis, tout couvert
    De l'écume du monstre agile :
    — Maître, je mets Pégase au vert.

     

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